En s’appuyant sur une démarche holistique, de l’échelle du neurone à celui du groupe, la neuropédagogie entend améliorer l’apprentissage et l’enseignement de toutes les disciplines intellectuelles, manuelles et sportives, en formation initiale comme en formation professionnelle continue, pour un public varié, de l’individu apprenant à l’organisation apprenante.
Mais qu’est-ce que l’apprentissage ? Pour faire simple, l’apprentissage est un processus dont le résultat conduit à modifier durablement un apprenant sous l’effet de l’expérience afin de le conduire à s’adapter à son monde ou à la représentation qu’il s’en fait.
Sur la base de cette définition, on peut comprendre que les animaux, les végétaux, les virus, et jusqu’aux organisations sont des apprenants. En effet, un supermarché qui réorganise ses rayons après avoir analysé le parcours de ses clients est un apprenant. Même un organisme sans système nerveux est capable d’apprendre !
L’apprentissage est réellement au coeur de nos sociétés parce qu’à chaque fois qu’on apprend, on se transforme et on transforme son monde. Avec plus de 7 milliards de personnes en interaction grâce à des moyens d’échange peu coûteux, rapides et performants, on peut comprendre que nos sociétés évoluent comme jamais. Or ces évolutions s’accompagnent inévitablement, au mieux de perturbations, au pire de chaos, que seul l’apprentissage permettra de dépasser. Le changement est permanent et nécessite de s’adapter, d’être flexible, de briser les résistances naturelles.
L’OCDE est si convaincue de l’importance capitale de l’apprentissage dans la société de la connaissance qu’elle a fait de l’apprentissage tout au long de la vie aussi bien que du savoir « apprendre à apprendre » une impérieuse nécessité.
Les entreprises de demain seront cognitives, et comme science qui vise à améliorer l’efficacité des apprentissages, la neuropédagogie y a toute sa place.
Améliorer l’efficacité des apprentissages, c’est aussi améliorer l’attention, la compréhension, la résolution de problèmes, la créativité (etc.), aussi le champ de la neuropédagogie est-il bien vaste.
Les limites de la neuropédagogie sont les limites de la science
Même si le champ de la neuropédagogie est bien vaste, ses limites, partagées par les autres sciences, le sont aussi.
Selon le modèle d’acquisition des compétences des frères Dreyfus (1), le novice attend une solution clef en mains, de portée universelle, alors que l’expert sait que les solutions sont contextes-dépendantes, et qu’il dispose de solutions adaptées pour résoudre les problèmes qui se posent à lui…ou pas !
Il existe très peu de vérités absolues, et beaucoup entretiennent l’illusion de la toute-puissance de la science ; une déviance que l’on appelle scientisme.
La science est d’ailleurs basée sur une présupposition – le monde physique existe -, qui si elle est fausse, rend toute science caduque. Ce constat a longtemps été débattu sans avoir trouvé de solution.
Depuis Descartes, Bacon et Popper (pour ne citer qu’eux), les sciences reposent sur la méthode scientifique -basée sur la philosophie des sciences-, ce qui les distingue des pseudo-sciences, de la méta-physique et des religions qui, bien que n’étant pas sciences, peuvent toutes avoir leur utilité et légitimité.
Pour faire simple, la méthode scientifique (2) consiste à observer des aspects très limités de l’univers, à formuler une hypothèse sur ce qui a été observé, à formuler des prédictions à partir de ces hypothèses, à tester ces hypothèses pour s’assurer de leur validité, et à recommencer tout le travail (observation, formulation d’hypothèse puis test) jusqu’à obtenir une théorie qui soit conforme aux expériences et/ou observations et raisonnements.
Mais contrairement à ce que certains scientifiques (et journalistes) laissent entendre, la méthode scientifique n’est pas un algorithme (ensemble d’étapes que l’on suit dans l’ordre) parce que la démarche de créativité (dont la découverte scientifique fait partie) est aussi heuristique, une méthode de résolution de problème plus rapide que la méthode algorithmique pour gérer la complexité. D’ailleurs, lorsqu’on observe in vivo le processus de créativité scientifique, on s’aperçoit que les scientifiques sont animés d’un sentiment qui les conduit à générer une observation d’un phénomène, à laquelle ils appliquent la méthode scientifique. Mais ils peuvent aussi utiliser la méthode scientifique a posteriori, pour formuler de manière normative et transmissible ce qui aurait été découvert par une idéation proche de la schizophrénie (3), et qui proviendrait de ce sentiment dont j’ai parlé plus haut. Le degré le plus élevé de la créativité, le Big-C, serait d’ailleurs fortement lié à un trait de personnalité schyzotypique, présent surtout chez les artistes, mais aussi chez les scientifiques et tous les grands créatifs. Quant à ceux que l’on considère comme des génies, ils bénéficieraient très souvent d’un « don » appelé synesthésie.
L’emploi de la méthode scientifique conduit donc à la formulation d’une théorie. En sciences, une théorie n’est pas un ensemble d’éléments vagues et abstraits mais un cadre conceptuel explicatif et prédictif. Une théorie scientifique est donc parfaitement concrète et permet ainsi d’expliquer ce qui a été observé comme de prédire ce qui en découle ; elle est formée d’hypothèses vérifiées dont les résultats, obtenus par répétition, ont été constants, cohérents. On peut dire que la théorie résulte de la constatation de régularités (des « lois ») dans notre univers.
Afin qu’elle devienne une « vérité scientifique », une théorie doit pouvoir être testée par n’importe qui, dans les mêmes conditions, et donner des résultats identiques. On dit qu’elle doit être réplicable.
Autre élément capital, une théorie doit être falsifiable, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir, à tout moment, la tester. L’existence de Dieu (ou des Dieux pour les polythéistes) ne peut pas être testable ; cela ne peut donc être l’objet d’une théorie scientifique. De la même manière, on ne peut pas tester notre inexistence, ce qui ne signifie pas que nous ne sommes pas autre chose que des personnages d’un jeu vidéo sorti de l’esprit d’un adorateur de Matrix.
Comme une théorie doit pouvoir être falsifiable, il arrive fréquemment que des scientifiques l’invalident. Ils proposent alors une nouvelle théorie, plus proche de la « vérité scientifique ». C’est ainsi qu’avancent les sciences, et que la vérité d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui.
Invalider une théorie antérieure ne signifie pas que celle-ci soit fausse. Cela signifie seulement que son cadre conceptuel, son contexte, son champ applicatif, prédictif ou explicatif est plus réduit qu’on ne l’imaginait, à la lumière des nouvelles données. D’où la nécessité de mettre la « vérité scientifique » entre guillemets. La « vérité scientifique » est contexte-dépendante.
Les scientistes (ceux qui croient en la toute-puissance de la science) s’abritent derrière la méthode scientifique comme le prêtre derrière sa Bible. Comme les seconds, les premiers font un acte de foi.
La mise en œuvre de la méthode scientifique connaît pourtant ses limites. La plupart du temps, les travaux de recherche sont publiés dans l’une des 100 000 revues spécialisées. Les plus sérieuses font appel à des scientifiques qui doivent répliquer les travaux du candidat à la publication. En réalité, vu le coût des recherches et le temps qu’il faut y passer, les travaux sont seulement lus (4). Mais les données sur lesquelles s’appuient ces travaux ne sont pas publiées, et très souvent, les auteurs des travaux rechignent à les fournir quand on les leur demande. De plus, les fraudes se sont considérablement multipliées et/ou elles sont davantage détectées. Tout cela a donné lieu à une grave crise qui a débuté vers 2002 et qui est loin d’être terminée – « the replication crisis » – et qui concerne toutes les sciences, aussi bien « dures » que « molles » . Plus de la moitié des études scientifiques publiées dans les périodiques sont fausses au sens où lorsqu’elles ont été répliquées, cela n’a pas donné les mêmes résultats.
Aux problèmes de réplication s’ajoutent des problèmes méthodologiques et statistiques qui sont très courants. Répliquer une étude scientifique est une condition nécessaire mais insuffisante pour qu’elle soit valide. On confond souvent corrélation et causalité. Par exemple, prenons deux groupes de sexagénaires ; un groupe qui marche deux fois par semaine et un groupe qui ne marche pas et qu’au bout de deux mois d’observation, on leur propose un même test cognitif. Si le groupe qui marche a obtenu de meilleurs résultats que le groupe qui ne marche pas, on ne peut affirmer que la marche est la cause de cette performance, parce qu’il existe d’autres relations au sein de ce groupe. Peut-être que c’est le fait d’être ensemble et/ou de parler pendant la marche qui est la cause de la performance. Plus un système est complexe, plus il existe de corrélations. Les questions, les biais, les problèmes sont nombreux. Et au final demeure la validité écologique. Par exemple, malgré toutes les précautions, on retire régulièrement des médicaments du marché parce que des situations non maîtrisées, des interactions non attendues sont arrivées dans notre environnement. Selon Ronald Gauch, même les recherches cliniques les plus sérieuses n’offrent pas une garantie suffisante de réponse aux problèmes qui se posent. Les relations dans notre quotidien sont infiniment plus complexes que dans un laboratoire ou toute étude contrôlée.
Si la mise en œuvre de la méthode scientifique est difficile, sa forme est elle-même contestée (5), si bien que des modèles alternatifs sont apparus. La méthode scientifique s’est d’ailleurs accommodée des inconsistances, c’est-à-dire des incohérences, des anomalies que Vickers, dans une monographie, minimise (6). Le principe de non contradiction qui prévaut dans la conception occidentale de la science a d’ailleurs été battu en brèche par la physique quantique qui se rapproche de la sagesse chinoise où l’on pense que A et B ne s’opposent pas parce que A a des propriétés de B et inversement.
A la lumière de tout cela, il paraît difficile de parler de vérité scientifique, si bien qu’on s’accorde sur le fait que la science a pour rôle de réduire les incertitudes, pas de dire la vérité.
Aux différents problèmes qui agitent la science s’ajoute celui de l’information scientifique. Peu de personnes lisent les études scientifiques à la source, plutôt des comptes-rendus rédigés par les rédacteurs des services de communication des laboratoires universitaires ou privés, ou encore s’appuient sur des services comme Eurekalert. Ces comptes-rendus sont repris, souvent mal interprétés et déformés par les journalistes. Enfin, pour les sujets sociétaux, l’information scientifique est mal interprétée et même souvent manipulée par les propagandistes qui oeuvrent dans des associations dont l’objet est de modeler la société à leur image.
Finalement, la neuropédagogie n’est pas et ne sera pas toute puissante. Il ne faut pas attendre qu’elle règle tous les problèmes pour les raisons que j’ai brièvement évoquées dans cette partie.
Pour conclure
L’ambition première de la neuropédagogie est d’améliorer l’apprentissage et l’enseignement, de modéliser un environnement d’apprentissage performant, en prenant en compte des milliers de paramètres.
Notre monde est infiniment plus complexe qu’il y a 50 ans. Avec 7 milliards de personnes qui apprennent, qui échangent, qui créent, qui bougent, cela décuple les possibilités de transformation de nos écosystèmes, auxquelles il faut s’adapter.
Là où la pédagogie, la psychologie et les neurosciences n’ont, isolément, pu répondre aux nouvelles problématiques, la neuropédagogie entend réussir en les unifiant sous la conduite d’une démarche holistique qui intègre l’infiniment petit à l’infiniment grand, en adoptant la méthode scientifique, qui bien que limitée ne peut être remplacée par la pensée magique.
A quoi peut-on s’attendre ? A apprendre plus rapidement* et plus efficacement, à mieux construire ses séquences d’apprentissage, à donner du sens à ce que l’on apprend, ainsi que de la joie et de la motivation, et répondre à toutes les situations d’apprentissage, sans préjuger du reste.
* Les enquêtes de XOS annoncent que les apprenants apprennent trois fois plus rapidement.
On sait que la Terre tourne sur elle-même et fait sa révolution autour du soleil. C’est ce qui est enseigné et répété tout au long de la scolarité. Cela pose pourtant problème parce que les apprenants croient que le soleil est un point fixe dans l’univers, et cette conception crée une résistance à l’apprentissage. Dans la formation initiale comme dans la formation continue, on enseigne une collection de faits que l’on demande de mémoriser par le couple stimulus-réponse comme on apprend ses tables de multiplication, alors que penser en réseaux, en relations, offre l’opportunité d’être suffisamment flexible et d’accéder à une compréhension plus élevée de notre environnement, ce qui permet d’apprendre plus rapidement et libère des ressources cognitives, ne serait-ce que parce que les résistances et préconceptions sont moindres. Il y a une nécessité à sortir du cadre pour relier spontanément les 9 points avec 4 segments de droites sans lever le crayon.
Jeune, la neuropédagogie mettra du temps à s’organiser, en France, sous la conduite de Dehaene, Houdé, Della Chiesa, Toscani et d’autres encore.
Quant à son efficacité mesurable, elle naîtra de la rencontre d’un apprenant et d’un enseignant comme l’efficacité d’un soin naît de la rencontre d’une biologie et d’un praticien. Ce rapport intime s’appuie sur ce qu’il y a peut-être de plus précieux en terme d’efficacité, et qui concerne tous les domaines : l’expérience et la volonté d’apprendre, ne pas se satisfaire de ses maigres connaissances.
Notes
(1) Le modèle Dreyfus, qui paraît si simple qu’il est mal compris
Stuart E. Dreyfus : The Five-Stage Model of Adult Skill Acquisition, Bulletin of Science Technology & Society, 2004
(2) Sur la méthode scientifique
Le premier des deux livres suivants est vraiment la grande référence en la matière. Le second est beaucoup plus récent, et est plus critique, plus accessible. Bien entendu, il existe d’autres très bons livres, je n’ai pas tout mis.
Hugh G. Gauch, Jr., SCIENTIFIC METHOD IN PRACTICE, Cambridge University Press; 1 edition (December 23, 2002)
John Staddon, Scientific Method: How Science Works, Fails to Work, and Pretends to Work, Routledge, 2017
(3) Sur la créativité et les traits schizotypiques
La créativité est très complexe et très mal connue. Le grand public se fait avoir par des ouvrages qui prétendent parler de créativité, qui proposent des exercices conduisant à la créativité. Or la créativité a été étudiée scientifiquement et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela a peu à voir avec l’image qu’on en a. Donc, selon la théorie, il existe de 4 à 6 formes de créativité. Celle à laquelle on pense spontanément est la Big-C. La créativité d’un individu est la rencontre de facteurs génétiques et épigénétiques, de l’intelligence, d’un environnement favorable (par exemple, sans les Médicis, on n’aurait pas eu toutes ces oeuvres d’art), et de traits de personnalité (trait cognitif, trait social, trait clinique, trait motivationnel et affectif). A noter toutefois que l’existence de traits de personnalité est contestée par nombre de chercheurs. Pour autant, si on prend en compte leur existence, on pourra par exemple commencer par lire l’excellent Theories of Personality de Gregory J. Feist qui offre une synthèse de très haute volée.
(4) Sur les problèmes en sciences
Sur la “replication crisis”, un excellent article de wikipedia, aux sources sérieuses: https://en.wikipedia.org/wiki/Replication_crisis
Un article édifiant de Nature: https://www.nature.com/news/1-500-scientists-lift-the-lid-on-reproducibility-1.19970
Un autre article, très sérieux de Quartz, avec des sources qui conduisent à des travaux scientifiques qui évaluent les sciences: https://qz.com/638059/many-scientific-truths-are-in-fact-false/
Encore un article sérieux: https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016328717301969
En réponse aux nombreux problèmes qui animent les sciences, un site est apparu assez récemment, animé par de nombreux scientifiques. Il a pour objet de veiller à ce que l’éthique soit respectée, et les biais détectés : http://retractionwatch.com/
On pourra aussi consulter https://pubpeer.com/ qui assure une sorte de service après-vente des articles scientifiques parus dans différentes éditions.
(5) Sur la contestation de la méthode scientifique
Les livres présentés en (5) énoncent déjà les limites et les principaux points de contestation de la méthode scientifique avec des indications bibliographiques auxquelles se référer, mais on pourra lire Against Method de Paul Feyerabend, sans pour autant adhérer pleinement à sa position extrême.
(6) Les inconsistances en sciences
Bien souvent, les scientifiques sont confrontés à des anomalies, des inconsistances, qui impactent leurs théories, et font « comme si elles n’existaient pas ». Les guillemets sont de rigueur parce que, bien entendu, j’ai simplifié à l’extrême. Voilà pourquoi on pourra commencer par lire cet article de Bueno et Vickers avant de lire celui-ci de Bryson Brown.
On pourra aussi lire Inconsistency in Science, édité par Joke Meheus, et Understanding Inconsistent Science de Vickers, qui avec son modèle éliminativiste réduit considérablement la portée des inconsistances.
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