La neuropédagogie commence à peine à se démocratiser que l’on parle déjà de réalité virtuelle dans les salons consacrés à l’e-learning. Ce nouvel outil, avatar du phénotype étendu de Dawkins, peut-il révolutionner l’apprentissage ou au contraire se montrer trop envahissant ?
Dans la formation, la technologie ne fait pas l’essentiel
Thomas Edison avait prophétisé que le film allait révolutionner le système éducatif et rendre obsolètes les livres. Cette prophétie s’est par la suite étendue à l’emploi de l’informatique dans les apprentissages, portée par d’autres, mais les faits ont confirmé l’erreur d’Edison.
Les travaux de Richard Mayer auront permis d’identifier l’origine de cette erreur : l’approche centrée sur la technologie. La technologie (craie, tableau noir, animations multimédias…) n’est qu’un outil qui permet de représenter une information, mais c’est toujours l’apprenant – et lui seul – qui apprend. Ce qui fonctionne avec l’un ne fonctionne pas toujours avec l’autre, et la réalité virtuelle ne modifiera cela en rien. Le formateur ou professeur n’est qu’un médiateur, qu’il soit aujourd’hui humain ou dans l’avenir une intelligence artificielle.
Néanmoins, Mayer et collègues ont permis à l’apprentissage par le multimédia d’effectuer de considérables progrès en posant quelques principes qui commencent à être aujourd’hui assez connus et qui pour la plupart sont une transposition au domaine du multimédia des théories de Sweller sur la charge cognitive, liée aux capacités et au fonctionnement de la mémoire de travail.
Pour autant, les principes de Mayer sont questionnés, notamment par Ton de Jong ainsi que par tous ceux qui ne se satisfont pas de réduire la cognition au cognitivisme ou au connexionisme. La portée des principes de Mayer peut s’avérer plus restreinte qu’on ne l’imaginait d’autant plus que toutes les situations d’apprentissage par le e-learning n’ont pas été expérimentées, encore moins répliquées. On observe alors la traditionnelle partie de pingpong entre chercheurs qui soulignent les limites de leurs travaux respectifs. Il n’y a rien de plus normal, le monde est complexe et « la science ne dit pas la vérité, elle réduit les incertitudes » (Hugh G. Gauch Jr). Heureusement que nous pouvons nous appuyer sur les chercheurs pour qu’ils nous aident à réduire les nôtres.
La réalité virtuelle ne fait pas l’essentiel, parce que l’essentiel est ailleurs : systemie, apprentissage non linéaire, cognition incarnée (grounded and embodied cognition), approches fractales, physique quantique et conscience, chaos…voilà les principaux éléments qui vont révolutionner l’apprentissage dans les années à venir aux côtés de l’intelligence artificielle.
La réalité virtuelle se pose cependant comme un outil technologique particulièrement intéressant parce qu’elle permet d’immerger l’apprenant au cœur de ses apprentissages.
Réalité virtuelle, grounded cognition and embodied cognition
J’aime à employer deux expressions – « il faut incarner son apprentissage », « c’est le corps qui apprend » ; elles reflètent une vérité occultée depuis que les formations ont épousé le modèle hégélien qui imitait le fonctionnement de l’armée et de l’industrie du XIXè siècle, importé en France par Victor Cousin.
Incarner son apprentissage, c’est appliquer les théories de l’embodied cognition et de la grounded cognition dont les précurseurs furent John Dewey, William James et bien entendu Francisco Varela et plus proches de nous, Haken, Lakoff et Johnson, Barsalou et bien d’autres encore. Cette énumération de chercheurs a pour objet de vous aider à approfondir le sujet grâce à des recherches sur ce formidable outil qu’est Internet, mais je ne peux que vous conseiller de commencer par lire « philosophy in the flesh » de Lakoff et Johnson. Je note que contrairement à ce qu’on peut souvent lire sur Internet, l’embodied cognition et la grounded cognition ne sont pas synonymes.
Incarner son apprentissage, c’est s’assurer une meilleure mémorisation par la forme ultime de l’effet autoréférent dont j’ai parlé dans le précédent article sur XOS et qui est un puissant stimulant de l’attention et de la mémorisation. Incarner son apprentissage, c’est se libérer du stress par le mouvement, favoriser l’attention et la compréhension de ce que l’on apprend, rendre concret ce qui est abstrait, etc.
Le mouvement n’est que la forme visible, le phénotype étendu de la grounded cognition et embodied cognition, et je m’en vais vous donner quelques exemples extraits des expériences que j’ai réalisées. Surtout, la réalité virtuelle permettra de tirer judicieusement parti de cette branche des sciences cognitives.
Cours de français : apprendre la nature et la fonction des mots et groupes de mots
Il ne suffit pas de dire aux apprenants que la nature d’un mot (nom, verbe…) ne change pas contrairement à la fonction d’un mot (sujet, complément d’objet…) pour qu’ils sachent distinguer les deux. De même, afficher une énième note de service sur ce qui est défendu vient seulement rappeler que la précédente n’a pas été suivie. Énoncer permet seulement de transmettre une information, pas de s’assurer qu’elle a été mémorisée, appliquée, comprise et utilisée pour résoudre des problèmes inédits.
Aussi peut-on demander à des groupes de garçons d’incarner un nom et un adjectif qualificatif et à des groupes de filles d’incarner un verbe et un article défini, puis former des phrases littéralement vivantes en alignant ces apprenants. La phrase « Le grand facteur apporte le courrier » est donc constitué d’une ligne fille – garçon – garçon – fille – fille – garçon. L’adjectif « grand » a pour fonction d’être épithète du nom « facteur » et le nom « courrier » a pour fonction d’être complément d’objet. Mais une fille demeure une fille quelle que soit sa place dans son environnement ; sa nature ne change pas. En revanche, sa fonction change relativement à sa place dans son environnement : élève à l’école, musicienne lorsqu’elle joue du piano, etc. Aussi, pour rattacher cela à un cours de grammaire, on peut modifier la phrase vivante qui deviendra « Le courrier est apporté par le grand facteur » : fille – garçon – fille – garçon – garçon. « Le courrier » (fille – garçon) est un groupe nominal qui a pour fonction d’être sujet du groupe verbal (fille) « est apporté » et « le grand facteur » (fille – garçon – garçon) est un groupe nominal qui a pour fonction d’être complément d’agent. Quelle que soit la place des mots dans la phrase, la nature n’a pas changé ; la fonction si.
Là où vous ne voyez qu’un banal cours de grammaire de niveau collège, je vois une représentation symbolique (un mot) qui adopte un caractère stable (sa nature) et un caractère variable (sa fonction) selon sa place dans un système. Or, en jouant sur la variable, le système se transforme. Ainsi l’eau (nature grammaticale stable) se modifie selon sa place dans le système (la température est la « fonction grammaticale » qui la conduit à embrasser 3 états : solide, liquide, gazeux). Modifier les variables une par une est un principe majeur des expériences scientifiques. Voir au-delà de ce qui est apparent, penser en systèmes, percevoir et établir des liens, tout cela conduit à comprendre ce que l’on apprend, pas seulement être informé. En ayant le sens de ce que l’on apprend, on n’exécute plus automatiquement un algorithme et on peut réinvestir ce que l’on a appris afin d’être créatif.
La physique et la chimie mais aussi toutes les fonctions professionnelles, c’est de la grammaire et inversement. Parce que tout est lié, rien n’est isolé. Par conséquent, même si je prends des exemples extraits de savoirs académiques afin que cela parle à tous, les mécanismes s’appliquent aussi aux activités professionnelles. La réalité virtuelle offrira alors aux formateurs et concepteurs de cours l’opportunité de découvrir de nouvelles approches à condition d’oser les explorer, prendre des risques et sortir du conformisme.
Ce qui importe, ce n’est pas d’apprendre une collection de faits organisés thématiquement (« un mot a une nature et une fonction » ; « 2*2=4 », etc.), mais d’apprendre les relations systémiques entre ces faits, leur dynamique, leur mouvement, et comment ils s’incarnent dans le corps et l’esprit humains.
Cours de mathématiques : l’équation
Il ne suffit pas de dire et démontrer par un exercice que dans une équation tout ce qui est à droite du signe égal est égal à tout ce qui est à gauche de ce signe. En re-vanche, si on incarne son apprentissage, on le comprend et mémorise mieux.
Aussi pour x+4 = 5, je trace une ligne au sol qui représente le signe égal. J’invite 1 fille (x) et 4 garçons à se placer du côté gauche de la ligne, et 5 garçons à se placer du côté droit. L’équation est ainsi incarnée. Comme tout ce qui est gauche du signe égal est égal à tout ce qui est à droite de ce signe, si je manipule le côté gauche, je dois exercer la même manipulation du côté droit. Par conséquent, si je demande aux 4 garçons de gauche de quitter l’équation, je dois aussi demander à 4 garçons de droite de la quitter. Il me reste donc x = 1.
Ca y est, le sens de l’équation est compris (cum prehendere = prendre avec soi), l’apprenant accède à la co-naissance (naître avec ce que l’on a compris).
Alors vous me demanderez sans doute : Pascal, si ton équation est 2x = 2, tu fais quoi ? Sous le coup d’une humeur badine alimentée par un jet de dopamine, je répondrais que je me saisirai d’un sabre et couperai les jambes des garçons et des filles pour obtenir x=1. Plus sérieusement, le signe de la division pouvant être représenté par une barre oblique, je diviserai les 2 garçons en deux d’un mouvement oblique de mon bras, et comme je dois faire la même chose à droite du signe égal, je diviserai les 2 filles en deux d’un même mouvement. Et j’obtiendrai le bon résultat : x=1.
Lors d’un stage de neuropédagogie, un élève de cm2 qui accompagnait sa grande sœur a assisté au cours et a pu résoudre des exercices qui portaient sur la résolution d’un système d’équation alors que ce n’est abordé qu’en 3è. Je suis persuadé que grâce à l’incarnation de son apprentissage, on peut enseigner le sens des équations aux élèves de CE2 et les conduire progressivement à l’abstraction. En faisant plus tôt, plus vite et mieux, que de points de croissance gagnés pour notre économie !
Cours de langue : le geste comme outil d’inhibition d’une mauvaise réponse
Les verbes avoir et savoir sont respectivement traduits par to have et to know en anglais. Mais comme les deux verbes français sont très proches phonétiquement, des apprenants en viennent à associer avoir et to know d’un côté ; savoir et to have de l’autre. Tous les profs de langue ont fait l’expérience de ce genre de confusion, surtout chez les apprenants à la mémoire de travail déficitaire, et la répétition n’est d’aucun secours.
Je conduis donc l’apprenant à associer avoir à un geste (par exemple, tendre les deux bras mains ouvertes, puis les ramener vers soi), puis ce même geste à to have. Savoir sera associé à l’index qui tapote la tempe, puis ce geste sera associé à to know. Ensuite, on utilise ces verbes dans plusieurs phrases franglaises to have un poisson rouge ; avoir no need to forgive you, etc. Bien entendu, les verbes avoir, savoir, to have, to know sont pendant quelques temps systématiquement accompagnés du geste adéquat. Puis le geste devient superfétatoire, comme un tuteur qui a permis à la jeune plante de s’enhardir.
Pour conclure
Les exemples ci-dessus ont été choisis pour être compréhensibles, mais je n’ai présenté que le résultat final, un raccourci. Le protocole est plus élaboré, plus méthodique, et intègre une composante qui permet de passer du concret à l’abstrait, de manipuler les représentations symboliques. Cela ne peut se faire que par une formation. L’idée était de montrer que la réalité virtuelle n’est qu’un outil, mais un outil très intéressant parce qu’il permet presque d’incarner son apprentissage, donc d’apprendre mieux. Lorsque la réalité virtuelle sera en mesure de simuler la complexité des mouvements humains, alors on aura fait un grand bond, à partir du moment où on utilise le mouvement pour apprendre qui, comme l’ont écrit Susan Wagner Cook et Susan Goldin-Meadow, a pour avantage de réduire la charge cognitive.
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